Dziga Vertov, L'homme à la caméra, janvier 1929.

Dziga Vertov, L'homme à la caméra, janvier 1929.
La monteuse, les mains.

Peter Watkins, La Commune de 1870.

Peter Watkins, La Commune de 1870.

Saturday 25 August 2007

Notes in space and time

Nos "bons papas", que d'aucuns ont baptisés "nouveaux réactionnaires", participent d'un mouvement global, et d'une tentation de notre ère effectivement post-historique (Peter Sloterdijk) : cette tentation est, tout bêtement, d'aménager l'ordre présent en ordre établi et, pour ce faire de susciter de nouveau une polarisation du monde. Car on se réclame du mouvement de (bonne) conscience antitotalitaire, mais on voudrait au fond retrouver un équilibre propice à la "bonne gouvernance" dans le style de la guerre froide, lorsque l'Occident se voulait et se croyait (et il y croit encore), en dépit de la constestation virulente en son sein, le lieu même de la modernité et du progrès, face à l'U.R.S.S., parfois considérée vulgairement comme une forme de "despotisme oriental". Depuis la chute du mur, ces messieurs semblent parfois s'estimer plutôt satisfaits que la mondialisation n'ait pas pris si facilement le chemin d'un véritable pluralisme planétaire, pour deux raisons au moins :

_cela les confortait dans leur pessimisme anthropologique, dans leur sensibilité rabougrie de petit-bourgeois (pour lesquels les arts ne sont au mieux que divertissement et instruments de distinction et doivent surtout se plier aux règles de la propriété privée, laquelle permet le contrôle de la production symbolique, évitant toute interférence avec l'ordre économique)

_cela confortait également leur goût formel pour les institutions bien délimitées, la hiérarchie des valeurs, permettant seule de leur assurer la jouissance de leur position, "providentiellement" (de leur point de vue : pour la providence c'est autre chose) acquise à la faveur du recul des contres cultures (qui leur étaient étrangères) et des intellectuels (dont ils s'étaient exclus d'eux-mêmes), laissant le champ libre aux experts, aux journalistes, aux "essayistes", aux professeurs, etc., pendant que l'Etat se charge essentiellement de la police (c'est surtout pour ça qu'on paye des impôts).

Cela aboutit donc à une mentalité symptomatique consistant à opposer les jeunes (impulsifs et ignorants) aux adultes (matures, qui savent l'Histoire), les républicains aux "indigènes", ceux qui connaissent, respectent et goûtent leur langue nationale et ceux qui prennent la parole à tort et à travers dans les medias, les "politiquement corrects" et eux-mêmes, la "pensée unique" à leur expertise particulière et très partielle (forcément incorrecte de ce fait et n'étant pas de l'ordre de la pensée). Il importe en toutes choses, en somme, contre tout relativisme, de dire le bon et le mauvais au nom d'une compétence titrée, d'une technique de la parole, d'une raison autorisée. Ce qui implique donc que le monde se répartisse bel et bien en deux catégories et qu'il n'y ait surtout pas d'entre-deux qui vaille.
On dira : mais ces messieurs, au contraire ne vénèrent rien tant que le juste milieu justement, la bonne mesure entre les "extrêmes" que, dans leur profonde sagesse, ils détestent et combattent plus que tout et pour le plus grand bien de tous ! Eh bien, oui, mais justement : pour eux, il y a deux catégories inconciliables, le juste milieu et "l'extrémisme" ou les gens raisonnables, qui ne reconnaissent que le principe de réalité, et les autres, qui se laissent abuser par le principe de plaisir : car le plaisir ne doit être la récompense que de ceux qui ont mérité de leur soi-disant soumission au principe de réalité. C'est tellement simple et tellement clair qu'il faudrait être foncièrement dépravé, malade ou malhonnête pour croire autre chose !
D'autre part, "le bien de tous" n'est pas le bien commun, c'est plutôt la loi d'une certaine majorité, en ce qu'elle devient "tous" précisément et que tout ce qui n'entrerai pas dans ce "tout-tous" soit rien.

Or c'est du rien que naissent toutes les véritables transformations, le tout une fois réalisé et fixé n'ayant plus qu'à périr.

Monday 20 August 2007

Notes in space and time

Ce qui frappe le plus dans la posture et le discours des grincheux professionnels, en France, tels (en vrac, que les oubliés nous pardonnent) : Max Gallo, Bernard-Henry Lévy (toujours prêt à l'emploi), Michel Onfray ("le passeur" de magazines, Nitzschéen supplantant Sulitzer en gares, soucieux de sa respectabilité envers tout soupçon de "sectarisme"), André Glucksman ou Alain Finkielkraut, et tous autres de même acabit, tous poils et plumages, c'est leur façon de dénoncer inlassablement, rhétoriquement et récursivement, comme des aberrations menaçant la santé du corps social, des phénomènes culturels, des comportements, des pratiques et des modes de création qui forment au contraire ce qu'il y a de plus vivant et de plus vital dans les sociétés occidentales, posthistoriques.
Ils semblent se justifier encore de figures antiques et vénérables, empruntées à la tragédie ou à quelque texte sacré, ou tout simplement à l'image d'Epinal de Socrate bravant la foule ignoble de l'Aréopage... La Vérité contre l'opinion, toujours fausse, égarée, fauteuse d'illusion et versatile, quand elle n'est pas virtuellement "totalitaire" (on l'a bien vue à l'oeuvre en 1789-1793, cette canaille, allez !), par définition ; nous y sommes : la bonne conscience anti-totalitaire des médiocres qui n'ont guère eu l'occasion de se tromper.
Mais leur langage, leur ton, leur apparence surtout (ces messieurs craignent l'apparence comme la peste : elle est toujours contre eux), ne nous signifie, tout au contraire, que la survivance du petit-bourgeois, cultivé, élitiste, satisfait de lui-même, imperturbablement persuadé d'incarner dans sa personne, bien insérée en son lieu et son séant, la bonne mesure de toutes choses ici-bas. Celui-là même dont la médiocrité par principe est tout le viatique, quels que soient par ailleurs ses titres à l'existence, dont il pèse sur le monde, fier de croire contribuer à sauver la société, fût-ce et surtout contre elle-même (c'est là tout le sel), des dangers d'éclatement qui semblent la menacer de toutes parts. Il est le ciment de l'intersubjectivité, de la vie publique, le maître des lieux communs (que les demi-habiles négligent, aveuglés par leur méconnaissance de tout), le vraiment habile et, en même temps, hélas, le plus sûr agent de sa paralysie et de sa sclérose, comme de sa futilité verbeuse.
Et, ne nous y trompons pas : lorsque, par exemple, Alain Finkielkraut semble afficher tant d'affinités avec Baudrillard, ce n'est pas Finkielkraut qui est justifié, c'est le pauvre Baudrillard qui s'est égaré quelque part ; sa boussole si délicate encore une fois détraquée par quelque mauvaise vibration venue du fin fond de l'hyperréalité. Plus prosaïquement, nous voyons là le grand penseur, parfois d'autant plus candide, exhiber ses faiblesses, sa fatigue. Nous préférons le rencontrer dans sa force, bien entendu : dans ses livres, en particulier.
Mais ainsi se confirme, si l'on nous permet ce saut (mais ce sera la loi de ce genre de notes que de se passer de précautions rhétoriques ; rien ni personne ici ne nous y oblige), le bien-fondé de l'ouverture décisive de la déconstruction du logocentrisme par Derrida : rien de plus néfaste à la pensée et à la transformation des situations que cette structure de la présence à soi du sujet parlant. Cela se réalise précisément par la réification de la pensée dans le sujet lui-même, lequel finit toujours par céder à certains moments (ne serait-ce que par fatigue) à l'illusion de l'identité et ainsi à la bêtise. Sur le plan social et politique, l'esprit bourgeois fut la synthèse anthropologique de ce système symbolique, voulant que le sujet se possède lui-même totalement et faisant de la propriété privée le sceau de l'identité ; c'est pourquoi n'être pas propritétaire revient alors à n'avoir pas de nom.
Tout ce qui vit et donne la vie, depuis la fin des Lumières, dans la création artistique et culturelle, a montré la faillite irréversible, irrémédiable de ce système : c'est cela, le modernisme, le processus de dépossession du sujet par l'écriture, par le Texte, etc., dont l'auteur, comme producteur, est le témoin en acte : il assiste à ce qui se fait avec lui. L'auteur ne disparaît pas, mais il est toujours décentré et témoigne de ce décentrement, de l'expérience du dé-placement, par des traces plus ou moins éphémères, en lesquelles il consent à donner prise à autrui.
Mais si le type même du médiocre principal survit et semble même refleurir, c'est donc qu'il est utile à quelque chose. Son illusion d'être... et, par dessus le marché, en pleine possession de sa conscience propre fait sourire, comme doivent nous inspirer quelque ironique indulgence les pathétiques dénonciations de la psychanalyse (au motif, semble-t-il, que certains praticiens ne sauraient pas ce qu'ils font, par exemple, ou qu'ils ne parviennent pas à soigner leurs patients : certes, ce n'est pas de chance pour ceux qui furent mal conseillés, mais on ne fait pas tant d'histoires pour les erreurs, parfois plus funestes, d'autres types de spécialistes, plus proches de la norme) ; comme si le ça, l'existence des pulsions et du refoulement, les stratifications de la perception et de la mémoire, n'étaient que fantaisies qu'un certain docteur Freud aurait réussi, par ambition, à imposer au monde savant à la faveur de quelque désorientation d'époque. Le médiocre autorisé doit servir, donc, et c'est en cela même qu'il est utile ; belle tautologie (encore un mot savant, quel cuistre !).
Il faut, il est nécessaire, il importe même de rassurer, c'est là le point capital, fût-ce en ayant l'air de dire que tout va mal, justement en assumant cette présence de celui, de ceux (on se relaie, chacun prend son quart) qui ne s'en laissent pas compter par les lanternes en papier de la fête qui se joue sans eux, à laquelle se livre une jeunesse qui aurait pourtant mieux à faire dans le monde rude où nous sommes. Une jeunesse écervelée, immature, inculte, ne sachant pas parler français, encore moins le lire et l'écrire, narcissique, perverse, relativiste, violente, bête, laide, ou trop belle, mal habillée ou/et fashion victim, ne parlant que par anglicismes, ridicule, primaire, désorientée, immigrée, etc., etc. Comme si l'on ne faisait la fête que pour s'éclater... Comme si on pouvait se passer de faire la fête. Une jeunesse, enfin, malheureuse, osons le dire au risque d'être politiquement incorrects, soyons donc courageux chers amis, imprégnée sans le savoir, possédée pourrait-on dire, de l'esprit de mai 68 ! Voilà !
Heureusement, et Dieu merci, diront certains, qui ne craignent pas de blasphémer, il y a encore et il y aura encore de "bons papas", un peu bougons, certes, mais des plus braves, raisonnables, réservés, circonspects, modérés et impartiaux, au milieu du chaos ou de la superficialité contemporains. Ce paterne, débonnaire semble-t-il (il voudrait bien l'être vraiment), sait même goûter les bonnes choses qui sont toujours là, ayant su "se" choisir une voie lui assurant les revenus idoines. Toujours habile, avec une admirable finesse, à débusquer le ressentiment chez les autres. Il y aura donc toujours cette élite qui sait encore, sait et saura toujours (croit-on) comment il convient de penser bien envers et contre tout, bravant bravement la tempête hypermédiatique ! Imaginons, mes amis, cette cohorte de la fine fleur, un peu fanée, de nos universités, de nos instituts et de nos périodiques embarquant pour l'île de Guernesey, par exemple, hurlant (il y a du vent) héroïquement et comme un seul homme à la face de tous les bloggeurs, lofteurs , beurs, grunges, queers, sans papiers, slammeurs, altermondialistes, clubbeurs, mal logés, indiens et autres masses qui ne veulent pas comprendre et se trouvent coalisées (parfois à leur insu) contre la national-mondialisaion heureuse (moyennant un P.A.F. de cinquante annuités et demi) : s'il n'en reste qu'un je serai celui-là ! Sublime. Il seront toujours là, prêts à faire don de leur personne pour gouverner, administrer, diriger, diviser, conduire, rédiger, encadrer, décliner, arrêter, permettre, avertir, autoriser, légiférer, commenter, dédaigner, décréter, etc., etc., etc. Et, plus encore, engendrer et élever la projéniture nécessaire à leur... reproduction : mérite le plus et sert le mieux celui qui a déjà et sait d'avance le plus et sera alors, crois-t-on, naturellement plus compétent. Il aura une riche nature, comme on dit : quoi de plus souhaitable ? Ainsi, tous ces jeunes qui ne veulent, ou ne peuvent pas jouer le jeu de la "culture légitime" seraient-ils privés de ce qu'il y a de meilleur et, ergo, incapables de créer quoi que ce soit de valable et de durable dans notre culture : non, tout ce qu'ils savent faire c'est peser sur le système social, ce qui est redoutable en cas de polygamie, demander, consommer, casser et brûler ; c'est logique puisqu'ils ne maîtrisent pas la langue et moins encore les profondes finesses de notre culture ; encore moins savent-ils apprécier le plaisir de parler, goûtant avec quelle gourmandise, comme Jean-Louis Bourlange, le maniement de la langue pour elle-même et pour soi-même. Il y a cependant bien des usages de la langue... Donc, en attendant d'acquérir ces biens inestimables ou de mourir de leur propre stupidité, ils font du rap (dans le meilleur des cas), brûlent des écoles, manifestent contre le C.P.E., cognent et dévalisent des manifestants anti-C.P.E., se détruisent la santé dans des raves-parties ou font des petits boulots payés sur la caisse des intermittents du spectacle (au grand dam des vrais et grands artistes, qui n'en ont pourtant pas besoin), les plus méritants (si l'on ose dire) livrent des pizzas ou agencent une serpillère sur une surface conséquemment étendue.
Mais où est l'é-du-ca-tion ré-pu-bli-cai-ne : la religion séculière de la Nation qui saurait leur apprendre la résignation en échange du bon vieux certificat d'études ?
Mais cette jeunesse se soucie-t-elle vraiment de tout cela ? Est-elle si bête qu'elle ne sait pas qu'elle n'a pas fait le bon choix, parce qu'elle ne pouvait pas le faire ? Est-ce qu'elle ne désire pas au fond se résigner, oui : pourvu qu'on lui permette de travailler et de se loger, de fonder une famille et de recevoir les siens à la maison, de faire la fête en famille les jours de congé ? Est-ce qu'elle ne veut pas au fond laisser les "bons papas" de la France (et d'ailleurs) s'occuper de gestion, pourvu qu'on leur permette de vivre décemment et de réaliser leurs aspirations culturelles et affectives en dehors de la ci-devant culture légitime ? Foutre ! Cornegidouille : à la trappe ! Paranoïa ? Mais il suffit pourtant, sans se raconter d'histoires, d'entendre ce que ces messieurs nous disent et comment ils le disent, avec l'autosatisfaction de ceux qui ont survécu à quelque cataclysme et trouvent devant eux la voie plus libre qu'auparavant. Ensuite, reprendre une bonne lecture, par exemple : Jacques Rancière, La haine de la démocratie. Oui : une femme a bel et bien disparue dans le train en dépit des efforts acharnés de ces gens à la mise fort respectable pour nous convaincre que nous n'avons pas vu ce que nous avons vu (Alfred Hitchkock, Une femme disparaît).
Car, reprenons : il y aurait, d'une part, une élite, toujours rompue aux austères disciplines assurant seules, et seules légitimement, le droit à se saisir de quelque part à l'exercice du pouvoir et, d'autre part, la masse ignorante et aveugle toujours, même alphabétisée ; toujours en retard d'un code, ou de plusieurs, mais il doit lui suffire de comprendre ce que signifie un contrôle d'identité, une garde à vue, une convocation ou la suspension des prestations sociales. Car on peut prêter attention au maniement du symbolique et d'abord au mot : le symbolique, c'est ce qu'il y a de plus élevé et dont certains sont privés (ils n'en seraient même pas dépossédés, puisqu'il n'y aurait rien dehors), nous l'avons vu, par exemple la langue française, et puis, en même temps ce serait ce qui paraît compter le moins, c'est purement symbolique, ça n'a pas de poids, ça ne pèse pas, ce n'est pas réel, n'y prêtez pas trop d'attention. C'est-à-dire n'y regardez pas de trop près, cela pourrait vous égarer et même vous détourner du droit chemin : laissez à ceux qui en ont le loisir le soin de s'occuper de cette chose de peu d'importance pour ce que vous avez à faire afin de gagner votre vie. Mais si vous ne comprenez pas même cela, c'est aussi que vous en êtes privés.
Or, ce type de raisonnement, bien qu'étayé souvent sur de solides enquêtes sociologiques ad hoc, se fonde sur un modèle qui n'est pas démocratique : même en prétendant dénoncer cet état de fait, comme si on pensait sincèrement pouvoir y remédier, la combinaison d'un souci affiché de "pragmatisme" ou de "réalisme" avec la certitude qu'il y aurait un bon modèle culturel, que la bonne obsté-trique réformiste permettra bientôt d'instaurer, quelque chose comme une loi naturelle de la culture, dont la révélation serait enfin imminente et balayera, soyez-en sûrs, les derniers miasmes d'aventurisme révolutionnaire, cette combinaison se dénonce elle-même. La méritocratie est absurde et hypocrite, car elle repose nécessairement sur l'idée que des différences données sont fondées en nature et doivent en outre se refléter dans l'ordre social, c'est-à-dire l'ordre symbolique. La reconnaissance de ces différences substancielles est d'ailleurs toujours sélective et on est déjà en pleine contradiction : certaines différences données trouveront légitimement à se refléter dans l'ordre social comme l'expression même de la "loi naturelle" et, en fait, le fondent tandis que d'autres ne le sauraient ou ne seraient que faussement données ou accidentelles et ce sont alors des anomalies, des déviances, des perversions, etc. ; tout cela décidé par ceux qui n'en ont nullement l'expérience, en général, à moins d'être les pires des hypocrites (ce n'est pas si rare). La fantasmagorie méritocratique n'est rien de plus, mais rien de moins, que l'expression de l'oligarchie en place.
Et c'est là que nous rejoignons notre point de départ : nos sociétés occidentales et le processus de mondialatinisation (Derrida, Foi et savoir) en cours, reposent sur un réglage délicat à maintenir entre le besoin d'ordre et la nécessité du dynamisme de la créativité artistique, technique, scientifique, économique et politique. Les aberrations dénoncées par nos "bons papas" dans leur grande sollicitude grognone et grondeuse, sont justement l'expression pas toujours rose, il faut en convenir (mais quoi ?), de ce dynamisme. Sans cette capacité de la jeunesse contemporaine à se saisir de toutes les nouvelles possibilités et de contribuer ainsi à leur développement, à leur appropriation sociale réelle et à leur transformation, nous régresserions (ce qui ne suppose aucune idée de progrès) inévitablement, sans atteindre nulle Arcadie, nulle Thébaïde qui vaille, et aucune tradition ne pourrait rien pour nous, précisément parce que les traditions aussi vivent de cette vie là. Mais, en même temps, il existe une majorité d'individus (pour ceux qui l'ignoraient, certains faits récents en politique en ont imposé l'évidence, mais il suffisait d'observer le succès et la prolifération des quartiers résidentiels fermés pour le voir) qui n'aspirent qu'à jouir en toute tranquilité des bienfaits de ce dynamisme sans forcément y participer (sans en payer le prix réel) et même en le méprisant, comme le pur et simple instrument de leur efflorescence parfois stérile. Ceux-là ne veulent pas de la liberté pour eux, mais ils ne la voudraient pas pour les autres : à chaque nouvelle étape, ils souhaiteraient que l'on s'en tienne là, du moins jusqu'à leur mort (ça peut durer assez longtemps de nos jours). Tel est donc le problème du réglage entre l'ordre et l'autonomie, laquelle s'expose toujours à l'épreuve de l'anomie. Dans l'état actuel des rapports de forces et de choses, la solution optimale est l'oligarchie : elle permet la maintenance d'une petite caste endogamique de dirigeants, y compris pour le contrôle de la sphère culturelle, qui est déjà devenue l'enjeu stratégique majeur, et offre en même temps une sphère publique suffisamment élargie et souple pour assurer que le dynamisme vital produira les fruits attendus, à condition qu'il ne rhizomatise pas trop...
Autrement dit, il s'agit encore d'un schème typique d'exploitation, analogue à celui que dénonçait Benjamin, au moment où l'Allemagne entamait la seconde phase de la révolution industrielle et de l'intégration capitaliste : la bourgeoisie a choisi la rente parce qu'elle recula devant l'horizon pourtant lointain, mais inéluctable, de sa propre dépossession dans l'autonomie du processus technique. Ainsi, comme Benjamin l'avait également compris par voie de conséquence, tout discours "humaniste" ou "romantique" contre la technique et contre la modernité se situe automatiquement sur un terrain réactionnaire, aussi teinté de "révolte" qu'il puisse l'être ; car on feint de confondre l'état des conditions du travail et de la vie sociale des ouvriers, c'est-à-dire une forme d'opression, avec la technique et même la technologie, englobant des phénomènes radicalement hétérogènes dans un même fantasme de monstruosité.
On dira que cela ne fait que préparer le terrain pour la construction d'une véritable civilisation, d'une culture raffinée. Là encore, Benjamin avait bien vu que, dans ces conditions tout document de culture est simultanément un document de barbarie : voilà qui échappe encore aux tenants du redressement culturel et de la restauration des valeurs républicaines de la Nation, hallucinées après-coup. D'autre part, comme l'atteste l'historiographie récente de la grande guerre, on redécouvre, avec ébahissement et plissements de la face, ce que les dadaïstes avaient déjà compris et affirmé au moment même : le sublime équilibre de la merveilleuse et labyrinthique civilisation libérale du XVIII-XIXe siècle européen avait réchauffé un serpent dans son sein, elle abritait un monstre, on l'appella la Grande Guerre. Les jeunes, les très jeunes, les ouvriers, tous les pauvres ont d'abord contribué comme l'on sait à la révolution industrielle, puis ils ont contribué quatre générations plus tard à la première guerre industrielle mondiale... Inutile de commenter plus outre.
Mais les grincheux sont là pour nous rappeler au sens des responsabilités et même de la grandeur, assurer que les choses sont bien en main, qu'il y a de la "gouvernance", pour employer le terme favori de leur jargon. Ils sont bien là, par-delà leurs poses parfois échevelées et presque symptômatiquement "rebelles", pour envoyer à tous les rentiers, en particulier ceux de la sunbelt aux Etats-Unis, mais aussi partout où ils se trouvent, des signaux finalement destinés à les rassurer : les poussées égalitaires, la réelle puissance révolutionnaire des évolutions culturelles et technologiques trouveront en eux des berniques suffisamment obtuses pour consolider le rocher même sur lequel elles se tiennent, mais ne regardant que l'écume des vagues qui les frappent. Le plus ironique, peut-être, est que la plus obstinée résistance à toute dépossession se drapât, assez souvent pour que cela soit remarquable et amusant, de la tunique fort rapiécée de la conversion religieuse.